jeudi 22 décembre 2022

Quelles alternatives de transition efficaces ? (6/6)

Les politiques publiques actuellement menées en France ne permettent d’atteindre que 20 à 70% des objectifs de transition énergétique et écologique selon les secteurs. Nous avons vu que ces résultats limités, voire médiocres, s’expliquent notamment par des soutiens « inversés », qui renforcent la prédominance des énergies fossiles et des pratiques polluantes, en France et dans les pays d’importation.

Pourtant des politiques cohérentes et efficaces sont possibles et déjà mises en œuvre dans des pays étrangers ou dans des territoires français. Au-delà d’une hausse des moyens soutenant les pratiques « favorables » (à travers les subventions, mais également les fiscalités et les tarifications), ces exemples montrent que la transformation nécessaire est plus globale : 

1. Première enseignement : accélérer le rythme des transitions écologiques nécessite une forte hausse des subventions ciblées (vers les investissements souhaités), mais également une transformation des tarifs et des fiscalités, actuellement favorables à l’inertie des pratiques fossiles et intensives. A cette condition, des politiques 3 à 4 fois plus efficaces sont possibles et ont été expérimentées en Suède (chaleur renouvelable), en Suisse (ferroviaire) ou en Norvège (véhicules électriques), ainsi que dans certains territoires (rénovation énergétique et circuits courts), comme nous le détaillerons ci-dessous. Le point de départ de ces politiques efficaces est pourtant simple : les investissements « favorables » (à la réduction des fossiles et des autres polluants) ne doivent pas seulement être soutenus, ils doivent être nettement moins chers et/ou plus rentables et moins risqués que le « business as usual » fossile ou intensif, qui bénéficie d’une forte inertie.

2. La situation actuelle étant encore très éloignée de cet horizon (notamment en France), la plupart des alternatives durables restent peu accessibles et/ou risquées pour la majorité de la population. En conséquence, les restrictions (obligations ou interdictions) et les fortes hausses de tarifs doivent être ciblées sur les acteurs ayant des moyens financiers et/ou d’ingénierie : acteurs publics, grandes entreprises et particuliers aisés. Pour la majorité de la population (et des petites entreprises), les subventions doivent être progressives selon les besoins financiers (y compris pour l’achat de véhicules électriques) et des « boucliers sociaux » doivent être étendus des énergies de réseau (actuellement couvertes par des boucliers « régressifs ») aux autres domaines (notamment les trajets domicile-travail et l’alimentation de qualité), afin de compenser le déploiement de tarifications progressives des énergies (moins coûteuses pour les basses consommations mais plus coûteuses au-delà). Plus globalement, imposer des taxes élevées et des interdictions aux 50% de ménages les moins aisés est à la fois inefficace (sans alternative accessible financièrement et techniquement) et très étrange : ces ménages ont déjà atteint l’objectif individuel d’empreinte carbone fixé pour 2030, alors que les 10% les plus riches pèsent 30 à 50% de l’empreinte globale et que les restrictions urgentes concernent surtout l’utilisation du plastique, des déforestations et des matériaux rares par les grandes entreprises.

3. Enfin, pour que les investissements écologiques aient un impact réel et global, le contrôle des performances réelles des investissements-clés (notamment dans les rénovations et les véhicules), ainsi que l’interdiction des importations déloyales (notamment dans l’agriculture, le fret et l’industrie) doivent rapidement changer d’échelle. En effet, nous avons vu que les très nombreuses fraudes et malfaçons diminuent fortement les impacts énergétiques effectifs des rénovations de bâtiments ou de la conversion des véhicules. Rendre les contrôles plus systématiques et dissuasifs est pourtant peu coûteux et recommandé par de très nombreux rapports (sur les fraudes aux prélèvements, à l’alimentation 1 et 2, au détachement et aux tests d’émissions), qui dénoncent le retard français croissant dans tous les domaines. En France, l'effondrement des contrôles et des sanctions est tel, qu'il rend la plupart des fraudes rentables et quasiment sans risque, en particulier les grandes fraudes environnementales, qui s’appuient le plus souvent sur les fraudes au travail détaché et les paradis fiscaux.

Plus difficile à résoudre, la question des importations déloyales (de produits davantage taxés ou interdits en France) nécessite un changement profond des règles européennes et des traités commerciaux. Nous l’avons détaillé pour l’agriculture, mais c’est l’ensemble des industries qui sont concernées : l’absence d’application des réglementations aux importations est l’excuse centrale du report sans fin des régulations industrielles et l’explication première du transfert croissant de l’empreinte écologique vers les importations, qui représentent déjà la grande majorité de l’empreinte carbone française. Certes, des exemples étrangers montrent que des politiques nationales efficaces dans le cadre européen actuel peuvent permettre à la France de limiter sa dépendance directe aux fossiles. Mais seule l’imposition de normes et de taxes élevées aux importations (très nettement supérieures au ridicule 1 Md/an de taxe carbone aux frontières de l’UE prévue…à partir de 2026) pourra nous sortir d’une dépendance indirecte aux fossiles (incorporés de manière croissante dans les aliments, matériels et automobiles importés) et avoir un réel impact sur les problèmes mondiaux du changement climatique, des matériaux rares et de l’érosion de la biodiversité.

Plus généralement, sans des régulations fortes et des contrôles indépendants, le risque est grand de cumuler 3 fictions orwelliennes dans lesquelles le sens des mots est systématiquement inversé :

1.      Des produits annoncés plus « verts » alors qu’ils sont davantage polluants (voir les falsifications majeures du dieselgate ou du gaz de schiste classifié "durable" par l'UE) ;

2.      Des politiques annoncées « écologiques » alors qu’elles soutiennent des pratiques non durables (voir les soutiens massifs des chaudières gaz à 1 euro ou à l’agriculture HVE) ;

3.      Des évolutions permettant de petites baisses de pollution à un endroit, rendues possibles par de fortes augmentations ailleurs (voir les déforestations importées ou les Tesla produites en Europe de l’est).

 


Pour des propositions détaillées, voir la note Transformations globales pour une transition effective, qui s’appuie notamment sur les exemples étrangers détaillés ci-dessous :

La chaleur renouvelable et les tarifs des fossiles en Suède

Nous avons vu dans la note énergies que les tarifs trop modérés des fossiles en France sont un frein majeur aux investissements dans les énergies renouvelables. Afin de favoriser le développement des énergies renouvelables et son indépendance énergétique, la Suède a instauré progressivement une taxe carbone depuis 1991 (Global chance Suède), qui est passée en 20 ans de 30 à 120 €/TCO2 et a été compensée par d’autres réductions fiscales.

En comparaison, la France a instauré une taxe carbone 20 ans plus tard, avec une augmentation rapide de 10 à 40 €/T entre 2014 et 2018, suivie par un gel de la hausse prévue entre 2018 et 2022, en raison de l’absence de compensation des effets sur le pouvoir d’achat des ménages modestes (surtout s’agissant des carburants). Pourtant, de nombreux rapports avaient préconisé cette compensation pour les ménages modestes et moyens (les plus aisés bénéficiant déjà de la déduction kilométrique), mais le gouvernement a préféré utiliser les recettes prévues (plus de 15 Mds € par an) pour ses nouveaux allègements du coût du travail. 

En Suède, la hausse continue des tarifs des fossiles (le prix du charbon a été doublé sur le long terme) a rendu possible un très fort développement de la chaleur produite à partir de bois et de déchets notamment dans les réseaux de chaleur :   

En cumulant les réseaux de chaleur et les chauffages au bois sans réseaux, plus de 60% des besoins de chaleur des bâtiments et de l’industrie sont couverts par la biomasse, contre 40% dix ans auparavant (et moins de 20% en France). L’électricité étant produite pour moitié par des barrages hydroélectriques (conte 20% en France), la Suède dépassait déjà 50% d’énergies renouvelables sur sa consommation en 2012 :

Enfin, la part des renouvelables s’est d’autant plus accrue que la consommation finale est restée stable malgré une très forte croissance économique et une industrie énergivore encore très développée (papier et acier notamment). Cette forte réduction de l’intensité énergétique (-60% en 40 ans contre -50% en France) tout en maintenant une industrie lourde, a notamment été favorisée par les régulations précoces sur l’isolation des bâtiments (qui consomment autant d’énergie qu’en France malgré un climat 2 fois plus froid !).

Cette expérience suédoise est certes difficile à reproduire en peu de temps (leur évolution sur 20 ans doit être approchée sur 10 ans au vu du retard français) et elle pourrait être améliorée, notamment en termes de gestion durable des forêts (souvent en monocultures avec coupes rases). Pour cela, des pistes de tarification progressive des énergies (plus justes et efficaces que les taxes carbone, notamment expérimentées en Italie et en Californie) et de mobilisation durable du bois (énergie et matériaux) sont précisés dans la note Transformations globales pour une transition effective.

Les véhicules basse consommation en Norvège

Nous avons vu plus haut que malgré le bonus électrique, les véhicules thermiques restent encore nettement plus chers à l’achat en France. L’exemple Norvégien (France Stratégie 2019), suggère que, malgré les économies de carburants, le surcoût à l’achat des véhicules « basse consommation » doit être nul, voire inversé pour que leur développement soit rapide.

En effet, ce pays est un des seuls du monde où une voiture électrique coûte moins cher qu’une thermique équivalente, avec un coût réduit depuis longtemps (exemption de TVA depuis 2001) et complété par diverses autres réductions et avantages (ex. péages gratuits et accès aux voies de bus en agglomération).  

En conséquence, les véhicules électriques et hybrides dépassaient déjà 60% des ventes de voitures neuves en 2018… contre moins de 7% en France :

Contrairement à la Norvège, le coût des véhicules électriques en France étaient en 2018 encore supérieurs de 10 à 15 000 € aux essences ou diesel équivalents (après bonus et primes), alors que les gains de carburants dépassent rarement 500 € par an et que ces véhicules restent encore peu adaptés aux longues distances.

Cette démonstration norvégienne ainsi que d’autres expériences « intermédiaires » en Californie et en Chine (Mobilité basse conso 2018), suggèrent que : 

Les bonus devraient être renforcés et progressifs (en couvrant par exemple 20 à 100% de la différence de coût d’achat avec les essences équivalents), afin de développer les ventes de véhicules électriques et donner une alternative aux ménages modestes qui subissent les hausses du coût des carburants et les restrictions croissantes de circulations en agglomérations. Et ceci d’autant plus que des zones à faible émission vont exclure les Crit’Air 3 à 5 d’ici 2025 dans l’ensemble des agglomérations de plus de 150 000 habitants, ce qui concernait 60% des ménages ayant des revenus inférieurs à la moyenne en 2018.

Les malus devraient être 3 à 4 fois plus élevés et intégrer le poids comme l’ont souligné les travaux récents d’I4CE, du RAC et de France Stratégie[1], afin de limiter les émissions liées au poids croissant des véhicules thermiques, qui resteront encore majoritaires pendant au moins 15 ans. Par exemple, le malus devrait atteindre 50% du prix initial pour les véhicules dépassant de 50% les émissions et le poids de référence (soit 90g CO2/km et 1000 kg). Très loin de ce niveau, les malus actuels en France sont plafonnés à 10 000 € pour le haut de gamme et sont seulement de +10% pour les véhicules de « moyenne gamme » (notamment SUV) qui émettent pourtant 40 à 50% de plus que les essences les moins émettrices.

En complément, la prise en compte du poids et de la localisation de la production des batteries permettrait plus globalement de ne pas annuler les impacts bénéfiques du moteur électrique (France Stratégie 2019). L’enjeu est donc également celui de la relocalisation de la production des batteries, celles-ci étant actuellement fabriquées dans des pays où l’électricité est très carbonée, ce qui diminue fortement les impacts énergétiques des véhicules électriques (ICCT 2018) et accroît fortement le déficit commercial et la dépendance des pays importateurs (les batteries représentant plus de 20% du coût des véhicules électriques). 

[1] Voir I4CE-Kessler et Perrier « Bonus-malus automobile : la nécessaire évaluation » (2021), RAC « Aides à l’achat de véhiculesPropositions » (2020) et -France Stratégie-Meihan « Comment faire enfin baisser les émissions de CO2 des voitures » (2019) op.cit, ainsi que la proposition de malus du rapport « 2 % pour 2° ». Intégrer le poids des véhicules permet notamment d’imposer un malus aux « tanks électriques » dont les émissions de CO2 et les besoins de matériaux rares peuvent être très importants au stade de la fabrication, principalement en lien avec la taille des batteries (voir 4.4)

Le transport de marchandises en Suisse

En France, nous avons vu que le fret ferroviaire a régressé depuis 10 ans (de 11% à 9% des 360 Mds de tonnes.km en 2019, bilan des transports), alors que sa part devait doubler (à 25% en 2022). Cette part très limitée et cette régression sont très rares en Europe, malgré des conditions plutôt favorables au fret routier. Ainsi, plusieurs pays, dont notamment la Suisse, ont une part du fret ferroviaire 2 à 4 fois plus élevée : 35% des tonnes.km en Suisse (et 70% du fret transalpin Trésor transports Suisse), 30% en Autriche, Suède et Finlande, 20% en Allemagne et 15% en Italie…contre 9% en France (bilan européen comparé 2020).

S’agissant de la Suisse, les politiques mises en œuvre associent :

o   Des investissements publics 5 à 10 fois plus élevés, avec un investissement total similaire à celui de la France (environ 4 Mds/an couvrant également l’exploitation des réseaux), pour un pays 10 fois moins grand et un réseau de 5500km (vs. 28 000 km en France), ce qui favorise également les voyages en train (20% des km contre moins de 10% en France). Les investissements par habitant ou par km² sont également 2 à 5 fois plus élevés en Autriche, en Europe du nord et en Italie ;

o   Une prise en charge du coût des routes par les camions 4 à 5 fois plus élevée (plus de 0,8 €/km contre moins de 0,2 €/km sur les autoroutes françaises), qui, cumulée à diverses restrictions, rendent le transit routier et le fret longue distance nettement moins attractifs.

Plus globalement, plusieurs comparaisons internationales soulignent le lien direct entre les investissements publics dans le réseau et les performances du ferroviaire, la Suisse étant très en avance en la matière (Index UE BCG). De ce point de vue, les subventions aux investissements restent toujours marginales en France, où plus de la moitié des subventions ne visent qu’à réduire le coût des prix des TER. A l’inverse de ce modèle, dans les pays voisins et performants, les dettes ferroviaires sont prises en charge par l’Etat, qui subventionne l’essentiel des investissements de développement, mais également de renouvellement (Benchmark 2013, voir tableau ci-dessous, hors Royaume-Uni). En conséquence, la qualité du réseau et sa disponibilité permettent une bien meilleure compétitivité rail/route, pour les voyageurs et surtout pour le fret. 

La reprise partielle de la dette de la SNCF par l’Etat n’est donc qu’un rattrapage partiel de ses obligations passées, mais qui restera insuffisant sans prise en charge des investissements à venir et des charges d’intérêts. Car ces charges augmentent le prix des péages et donc les prix des services ferroviaires (les péages représentent 35% des prix billets des TGV). En France, c’est le développement de lignes à grande vitesse et la baisse de certains tarifs (ex. Ouigo) qui ont permis le développement du ferroviaire pour les voyageurs, y compris pour les lignes de TER (Bilan Arafer, Tribune). D’où l’importance d’également soutenir le développement des réseaux et la baisse des prix.

En complément de ces investissements, les pays performants prévoient également des péages significatifs pour les poids lourds, étendus aux routes nationales et ciblés sur les longues distances. Les recettes collectées de ces péages sont en forte hausse (7 Mds €/an en Allemagne en 2022), avec une prise en compte croissante des coûts externes des poids lourds (pollution et bruit, notamment en Autriche, mission Infras) et une gestion revenant le plus souvent à des sociétés publiques.  

Au regard de l’expérience Suisse et des autres comparaisons internationales, améliorer significativement le report modal vers le ferroviaire des marchandises et des voyages nécessiterait donc :

1. Des investissements de renouvellement du réseau ferré financés entre 80 et 100% (comme dans les principaux pays voisins et performants, voir plus haut) et des investissements de développement au moins doublés, soit + 2 milliards d’euros par an  de nouvelles grandes lignes, plateformes intermodales, lignes de fret, RER urbains et petites lignes rurales[1], qui bénéficieront la fois aux transports de voyageurs et de marchandises. 

2. Un coût du fret routier de longue distance nettement plus élevé et « juste », à hauteur d’au moins 10 Mds/an supplémentaires pour le fret longue distance (contre seulement 7-8 Mds de taxes et de péages actuellement, voir note transport), afin de couvrir au minimum ses coûts d’infrastructures, ce qui représenterait +50% du coût de la tonne/km[2], soit + 0,5 à 0,8 €/km contre un coût actuel de 1 à 1,5 €/km CNR  (pour les plus de 12 tonnes selon la distance et le pays d’origine) et une recette globale d’au moins 0,5*20 Mds de km de longue distance en majorité étrangers.

Pour ne pas pénaliser le fret routier sans alternative ferroviaire et avoir des impacts élevés, le paiement de leurs infrastructures par les camions devrait être bien ciblé sur les plus de 12 tonnes (qui occasionnent l’essentiel du coût des routes) et sur les trajets « longs ». La 2nde condition étant d’interdire l’utilisation des réseaux secondaires (hors desserte locale) afin d’éviter les contournements de trafics vers les routes où les nuisances et risques sont plus importants, contrairement au projet initial de l’Eco-taxe, ce qui était un défaut majeur souligné dans son étude d’impact de 2009.  Autre différence avec une dimension contestée du projet d’Eco-taxe de 2012, les péages seraient progressifs (selon le poids et la distance) et les transports locaux sans alternative ferrée seraient exemptés de péage routier.



[1] Pour l’estimation des besoins de nouveaux développements de lignes, voir le rapport détaillé RAC-FNH–FNE : Transport ferroviaire : sommes-nous sur les rails ? (2020) https://reseauactionclimat.org/wp-content/uploads/2020/10/etude-ferroviaire-web-1.pdf

[2] Sachant que +50 % de coût implique en moyenne un report vers le rail d’environ 20% du trafic lorsqu’il existe une alternative en moyenne et longue distance (voir CGDD «  La tarification, un instrument économique pour des transports durables » 2009, pp.40-42).


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