jeudi 22 décembre 2022

Des politiques agricoles favorables à l'intensif et à l'importé (5/6)

Les enjeux de l’agriculture sont majeurs et diversifiés, allant de l’indépendance nationale (souveraineté alimentaire) aux émissions de gaz à effet de serre (~17% des émissions nationales). Autre enjeu important, les revenus des exploitants sont en majorité précaires (< à 10 000 €/an pour plus d’un tiers des exploitants Agreste) et même parfois négatifs. 

Ces problèmes de revenus s’aggravent malgré des aides publiques importantes et une intensification des pratiques agricoles aux impacts massifs sur la biodiversité (l’agriculture intensive est de loin la première cause de déclin des insectes et oiseaux) et sur la santé, à la fois en raison des pesticides (Inserm 2021, Rapport phyto 2017), des antibiotiques (OMS, Inserm), des excès d’engrais (CGDD,  Ademe) et de certains additifs industriels (au moins 87 identifiés comme dangereux).

Compte tenu de ces enjeux, les principaux objectifs de cette politique sont de :

o   Garantir l’indépendance alimentaire de la France, en améliorant les revenus des exploitants agricoles et la qualité des productions dans les différents domaines ;

o   Diffuser les pratiques agroenvironnementales, en atteignant 20% de surfaces en bio en 2020 (objectif ramené en 2017 à 15% des surfaces en 2022), avec 20% de produits bio dans la restauration collective publique (en 2022) et une réduction de 50% des pesticides (entre 2008 et 2018).

Dans ce cadre, les politiques agricoles mobilisent environ 16 Mds € par an de dépenses publiques :

Principaux objectifs sectoriels                              

Principaux dispositifs

Dépense publique/an

Principaux « résultats »

Efficacité et impacts

Revenus agricoles

Objectif d’amélioration non précisé

Aides à la surface ou à la production (7,5), exonérations fiscales et sociales (2)*, gestion des aides et filières (2)**

~ 12 Mds €

   Revenus médians en régression

Moins de 10 000 €/an par ETP pour 1/3 des exploitants

 

Agroenvironnement

=15% de bio dans les surfaces agricoles en 2022

 

Aides au bio (0,2), autres mesures agroenvironnementales -MAE (0,2) et Indemnité Handicap Naturel – ICHN (1)

~ 1,5 Md € 

 

9% des surfaces en bio                 et ~ 6% en MAE (utilisation limitée d’engrais et pesticides)

Efficacité limitée mais impacts +

Recherche agricole

Amélioration de la productivité et/ou des impacts

Subventions à des organismes (INRAE et CNRS) et à divers appels à projet (CASDAR)

~ 1,5 Md €

?

?

Contrôles sanitaires

Réduction des risques sanitaires agricoles et alimentaires

Sécurité sanitaire des animaux et contrôles des exploitations, abattoirs, importations et lieux de vente

~ 0,5 Md

Taux de contrôle de 2 à 10%         (hors grands abattoirs)              

15 à 25% d’importations illégales

 

Aides forêt et bois

Gestion durable des forêts et développement de la filière bois

Subventions à l’Office National des Forêts (ONF) et à la création de dessertes forestières

~ 0,3 Md

Baisse de la production et hausse du déficit commercial                           (voir politiques énergie)

 

 

Total

~ 16 Mds €*

 

 

Sources : Comptes de l’agriculture, Memento, PAP Agri et Recherche et Sénat 2020 *hors ~ 1 Md/an d’allègements généraux de cotisations (voir politiques « emploi »)** s’ajoutent environ 0,5 Md/an d’aides à l’installation et aux investissements

Là encore, les objectifs de « transition écologique » sont loin d’être atteints, tout comme les objectifs de revenus et, dans une moindre mesure, d’indépendance alimentaire :

1. Les surfaces en agriculture biologique n’atteignent que 9,5% en 2020 (2,5 M d’hectares certifiés ou en conversion) contre 20% attendus (objectif réduit à 15% en 2022, PAP 2018). En % de la surface agricole utile (SAU), la France n’est qu’à la 15ème place au niveau européen (sur 28 pays). Cette augmentation moins rapide que prévu entraine une augmentation des importations (4 milliards d’euros de bio importé sur 13 milliards d’euros de ventes en 2020, agence bio), alors qu’en restauration collective publique, moins de 4% des produits étaient bio en 2019 (Sénat 2020) contre 20% attendus en 2022. 

2. L’utilisation des pesticides est stable depuis 2008 (en nombre de doses) alors que l’objectif était une réduction de 50%. Surtout, au moins 23 substances phytosanitaires reconnues dangereuses représentent plus de 40% des tonnages utilisés (27 000 tonnes en 2016). En intégrant les importations, plus d’un aliment sur deux contenait au moins un pesticide dangereux en 2019.

3. Les revenus de la majorité des agriculteurs sont en régression depuis 2012, notamment pour un tiers des exploitants dont les revenus sont inférieurs à 10 000 € brut/an (aides comprises[1]), hormis dans la viticulture (revenus élevés) et dans une partie des grandes cultures (revenus très fluctuants) :

4. La production agricole reste importante et les exportations de vins sont en croissance, mais les importations de fruits et de viandes explosent (Agreste 2020 p.29). En conséquence, la France subit une forte dégradation de son solde commercial hors boissons (de + 3 à - 5Mds €/an entre 2011 et 2019), notamment avec l’Espagne (de -1 Md € à -2,5 Md €) et l’Allemagne (de +1,5 Md € à + 0,5 Md €), principalement en raison des préférences « low cost » des industriels et de la restauration collective.  

Les « inversions » : 6 fois plus pour l’intensif national et dérogations pour l’intensif importé

Globalement, l’essentiel des aides agricoles n’incitent pas aux pratiques favorables à l’environnement et aggravent les problèmes de revenus agricoles :

o   Moins de 1,5 Md €/an de soutiens sont accordés aux pratiques semi-extensives ou agro-écologique, alors que les pratiques intensives pourtant moins risquées et souvent plus rentables bénéficient de la plupart des 10 Mds €/an d’aides au revenu (voir graphique ci-dessous). Ces aides sont en effet nettement plus élevées pour les grandes cultures, qui sont généralement très intensives alors que les aides sont moins élevées pour les exploitations plus petites ou composées en majorité de prairies ;

o   Les aides à l’agriculture profitent principalement à une minorité de grands exploitants (20% des exploitants concentraient 47% des aides à la production en 2006 et 52% des aides en 2015), alors que leurs revenus sont le plus souvent élevés, en particulier dans les phases « hautes » de prix des grandes cultures (ex. 100 000 € de revenu moyen par grand exploitant en 2012).


A l’échelle individuelle des exploitants, les aides aux revenus sont nettement moins importantes pour les petites et moyennes exploitations (car liées aux surfaces) et moins élevées par exploitant pour l’élevage, pourtant confronté aux difficultés de revenu les plus pérennes. Ces aides sont donc totalement incohérentes avec leur objectif affiché, qui est de soutenir les secteurs et exploitants en difficulté économique. Même France stratégie a souligné que ces aides devraient être fixées par emploi (ETP) et non par hectare, ce qui réduirait fortement les inégalités et limiterait la dépendance extérieure croissante pour les viandes et les fruits.

Les aides deviennent légèrement moins inégales en intégrant les aides agro-environnementales (notamment l’ICHN, qui concerne surtout l’élevage de montagne), mais restent inférieures pour les éleveurs, y compris lorsque leur revenu ne dépasse pas 10 à 15 000 € brut par an (en moyenne et après aides), alors que les grandes cultures reçoivent toujours autant d’aide dans les phases de prix élevé :

Utiles pour les revenus des exploitants concernés, les aides agro-environnementales permettent rarement le passage de pratiques intensives à des systèmes agro-écologique. Soit en raison de leur ambition limitée dans certains cas (PDRN 2009 et Cdc UE 2017), soit parce que leur montant ne prend pas en compte l’ensemble des coûts et des risques liés à des changements de systèmes plus ambitieux. Ces changements impliquent en effet des investissements en matériels, du temps de travail et de formation non rémunéré, ainsi que des risques non assurés de pertes de récoltes (Algues vertes, Rapport phyto, PDRH 2011 p.129-134 et Sénat 2019). En complément de ces aides, le plan « Ecophyto » était censé réduire l’utilisation des pesticides plus largement, mais il n’a engagé que des moyens marginaux au regard des enjeux (Guichard et al., 2017). Ces moyens ont même parfois été détournés au profit des…promoteurs des pesticides.

En conséquence, les aides agro-environnementales concernent en majorité les exploitations dont les pratiques étaient déjà en partie extensives, compte tenu des conditions géographiques (ex. zones de montagne ou de marais) ou du type d’élevage. Inversement, ces aides sont peu utilisées dans les territoires davantage concernés par l’intensification des cultures et par la concurrence entre cultures et surfaces en herbes (Evaluation PDRH 2017). Les impacts sur la biodiversité ou la qualité de l’eau restent donc limités et sont loin de compenser les impacts négatifs croissants des activités agricoles plus intensives.

Des avantages encore supérieurs pour l’intensif importé

En complément de l’« inversion » des aides, les normes et contrôles limités des produits agricoles importés avantagent également les pratiques intensives. De multiples dérogations accordées aux importations permettent de déplacer l’utilisation des pesticides et des engrais minéraux dans des pays aux normes peu élevées, ce qui aggrave les problèmes de revenus des agriculteurs français. De manière similaire à la délocalisation des industries polluantes, ces importations biaisent fortement les émissions « nationales » :

1. Des dérogations massives bénéficient aux importations venant des pays hors UE (notamment les Etats-Unis, le Brésil, le Maroc, la Tunisie, l’Inde et la Chine). Ces produits importés peuvent utiliser des types et doses de pesticides et de médicaments interdits en Europe. Or ces produits très dangereux sont moins coûteux et permettent d’éviter des pertes de 10 à 40% (voir l’exemple des lentilles Veblen 2021). De plus, les traités confient les contrôles aux pays exportateurs (contrairement aux affirmations du gouvernement sur le CETA), malgré leurs défaillances avérées, récemment illustrées par les cas du sésame indien ultra-contaminé et des exportations brésiliennes de viande avariée issue de déforestation illégale (Science 2020). Ces contrôles défaillants concernent également les produits bios importés et laissent passer des fraudes massives (1/4 des rares échantillons contrôlés sont interdits en UE, EFSA 2018 p.62).

2. Certains pays de l’UE aux pratiques les plus intensives (notamment les pays de l’est, les Pays-Bas et l’Espagne), « bénéficient » de dérogations sur des produits pourtant interdits en France (exemples du dichloropropène pour la carotte ou du thiaclopride) et d’importations très peu contrôlées (le taux de contrôle est inférieur à 10%). Les non-conformités sur ces rares contrôles étant en moyenne de 20% sur les viandes, produits laitiers et fruits et légumes (Sénat/Cdc UE 2014/Dgal), les importations illégales dépassent donc 20% des 20 Mds d’importations de l’Union européenne, en ne comptant que les principaux pays en cause (Pologne, Roumanie, Espagne et Pays-Bas), voir Agreste commerce extérieur[3] :


Ces avantages accordés aux importations très intensives sont d’autant plus dommageables qu’ils concernent également l’ensemble des industries, dont notamment les plus polluantes (acier, aluminium, engrais et textile). Pourtant, la contribution à l’atténuation du changement climatique de la France et de l'UE (seulement 1% et 8% des émissions mondiales) repose à 80% sur l’imposition de normes « bas-carbone » aux importations. Etant le premier marché mondial, l’imposition de normes exigeantes aux importations permettrait à la fois de relocaliser certaines productions et d’influencer non pas 10% mais plus de 60% des émissions mondiales : Chine, Inde et autres pays émergents dépendant en fossiles[4] seraient alors contraints de transformer leurs économies pour pouvoir exporter en Europe.

Pour la seule agriculture, les importations (dérogatoires et illégales) de produits interdits en France représentent donc un avantage d’au moins 8 Mds €/an en faveur des pratiques intensives « délocalisées », dont 4 Mds €/an d’importations « low cost » dérogatoires ou illégales d’Amérique et d’Afrique du nord et au moins 4 Mds /an d’importations illégales provenant de certains pays de l’UE. Avec les subventions et aides fiscales, les soutiens à l’agriculture intensive dépassent ainsi globalement les 20 Mds/an, soit plus de 10 fois les soutiens aux pratiques durables :

Ainsi, pour un exploitant agricole en système intensif se convertissant à un système agro-écologique :

o   Les surcoûts ne sont pas compensés, notamment au regard des importations intensives (qui bénéficient des subventions de leur pays d’origine et de normes dérogatoires et/ou non respectées), et ceci malgré une prise de risque parfois importante et de nombreux « verrouillages » (Inra 2013) ;

o   Dans certains cas, les surcoûts peuvent être compensés par des prix élevés (ex. vins, produits bio et AOP haut de gamme), mais avec une forte limitation des volumes de vente en conséquence.

Cette double inversion (des aides nationales et des règles internationales) implique en conséquence :

o   Un développement limité des pratiques agricoles favorables au climat, à la santé et à la biodiversité (y compris l’élevage de bovins en prairie) et un faible accès à l’alimentation de qualité pour les ménages modestes, orientés vers les aliments ultra-transformés qui sont 2 fois moins chers ;

o   De fortes réticences politiques à interdire les substances dangereuses (pour la santé et/ou la biodiversité), en raison des contraintes européennes prévues par le règlement de 2009, et des risques de pertes économiques au profit d’importations nettement plus nocives ;

o   Une subvention de notre dépendance agro-chimique dont le coût dépasse 7 Mds par an : 3 Mds de déficit sur les engrais minéraux et machines agricoles (HCP 2021), auxquels s’ajoutent 2,5 Mds de carburants et 1,5 Md de soja pour les élevages intensifs. Ce choix de subvention d’un échange défavorable (exportation de viandes et de lait bas de gamme contre importation d’intrants et de machines à forte valeur ajoutée) étant une première dans l’histoire des échanges internationaux.

Enfin, à la croisée des politiques de l’agriculture, de l’énergie et des transports, les soutiens aux agro-carburants cumulent un bilan environnemental négatif (alors qu’ils sont comptés à hauteur de 40 Twh/an dans les Enr), une balance commerciale de - 500 M € (en 2019) et des impacts sociaux régressifs (ils bénéficient surtout à quelques grands industriels et exploitants). Déjà dénoncés en 2012 par la Cour des comptes, ces impacts se sont encore aggravés depuis, notamment pour le biodiesel dont la part de ressources importées est passée de 40 à 75%, souvent en lien avec des déforestations et conversions de prairies.

Une aggravation récente des « inversions » et de la dépendance stratégique

Dans la période récente, ces inversions se sont fortement aggravées avec en particulier :

o     La suppression progressive des aides au maintien du bio, avec un retrait des aides de l’Etat en 2017 (en partie compensé par certaines Régions), suivi d’une suppression totale de ces aides annoncée pour la prochaine PAC (soit une réduction progressive d’environ la moitié des aides au bio) ;

o  Le soutien au même niveau que le bio de pratiques proches de l’intensif (« Haute Valeur Environnementale » - HVE), pourtant sans effet avéré sur l’environnement selon l’OFB, ce qui a même été dénoncé récemment par la Commission Européenne ;

o     Le soutien des nouveaux traités CETA et Mercosur qui prévoient d’importantes dérogations pour les importations de produits agricoles des pays parmi les plus intensifs (voir plus haut) ;

o     Des effets quasi-nuls de la loi Egalim sur le revenu des éleveurs, principaux acteurs concernés par ces importations déloyales (Veblen 2021). Les contraintes de prix « imposées » par la loi n’ont pas été appliquées par les industriels (notamment Bigard et Lactalis), alors que les filières plus vertueuses (ex. les œufs) respectaient déjà des prix équitables avant la loi (Rapport Papin).

Ces nouvelles « inversions » des politiques menées au regard des objectifs affichés s’inscrivent dans un contexte d’alliance inédite entre les promoteurs de l’intensif et le gouvernement. Cette alliance a également permis de revenir sur les quelques régulations engagées en début de mandat visant les excès de nitrates ou les pesticides les plus dangereux selon la littérature scientifique indépendante (ces produits étant initialement autorisés sur la seule base des études des fabricants). L’excuse avancée reste toujours « l’absence d’alternative technique », qui brandit la menace des pertes de rendement, certes existantes à court terme, mais parfois multipliées par plus de 5, comme dans le cas récents des betteraves et néonicotinoïdes[5]. La menace plus globale de « manque de nourriture » complète à intervalle régulier l’argument de « l’absence d’alternative », là encore à rebours des données officielles sur la production mondiale (30% supérieure aux besoins) et sur les principaux facteurs de tension alimentaire (la spéculation, l’extrême pauvreté et/ou les gaspillages). A moyen terme, la littérature scientifique prévoit à l’inverse une meilleure production liée au développement de l’agro-écologie, en raison d’une meilleure résistance aux sécheresses et aux maladies, ainsi qu’à la complémentarité locale retrouvée entre élevages et grandes cultures (CNRS 2021). L’instrumentalisation par le gouvernement français de la guerre en Ukraine pour justifier un volte-face vers « toujours plus » d’agriculture intensive montre à nouveau son goût prononcé pour les vérités alternatives des industriels les plus polluants.


[1] Le RCAI par UTANS est le Résultat courant avant impôt (l’équivalent du revenu brut) par Unité de Travail Non Salarié (équivalent à un ETP d’exploitant), voir définitions Agreste

[2] Les exploitations en agriculture biologique ou MAE bénéficient également des aides à l’hectare ou à l’animal du 1er pilier de la PAC, avec une moyenne par hectare qui semble similaire (INRA 2019) mais sur 8 fois moins de surfaces, soit +/- 1 Md €/an

[3] A noter qu’un autre poste majeur du déficit commercial français est le bois (- 7 Mds/an), en lien avec le faible développement de la filière bois (voir note précédente et les liens étroits entre bois d’œuvre et d’énergie dans Cgaeer 2015, IGN 2016 et Ademe 2021)

[4] Reste les principaux producteurs de fossiles qui préféreront très probablement « finir » de consommer leur rente, en particulier la Russie et le Moyen-Orient, le cas des Etats-Unis restant incertain.

[5] La baisse de rendement liée aux pucerons n’a pas été de 50% comme annoncé, mais de +/- 10%, dont une partie est liée à la sécheresse selon Agreste Betterave. Par ailleurs, la filière était effectivement fragilisée, mais davantage en raison de la fin des quotas de production du sucre depuis 2017, voir la note que la stratégie d’évitement des « contraintes de rendement ». 

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