jeudi 22 décembre 2022

Des transports fossiles à diminuer... mais jusqu'à 20 fois plus soutenus (4/6)

Plus de 90% des transports consommant du pétrole, ils sont responsables de 30% des émissions de gaz à effet de serre (seul secteur en hausse depuis 1990) et exposent à la France à plusieurs problèmes majeurs :

o   Une forte dépendance stratégique auprès de pays parmi les moins sûrs (ex-URSS, Moyen-Orient, Golfe du Niger, etc. Chiffres-clés de l’énergie p.41) ;

o   Une perte économique massive allant de 30 à 60 Mds par an pour les seuls transports, soit la grande majorité du déficit commercial et l’équivalent d’au moins 500 000 emplois « perdus » ;

o   Des dommages sanitaires divers, en particulier 4000 morts/an liés aux accidents (Sécurité Routière) et au moins 50 000 morts/an liés aux pollutions des véhicules thermiques (Env.Research 2021)

 Compte tenu de ces enjeux, l’objectif général des politiques des transports est d’améliorer les mobilités, tout en réduisant leurs pollutions et nuisances. Pour ce faire, les principaux objectifs de cette politique sont de réduire la consommation au km (notamment des véhicules fossiles) et d’augmenter la part modale des transports les moins polluants, avec comme cibles :

- 25% des voyages (en « voyageurs x km ») en transports collectifs non aériens en 2020 (contre 18% en 2008), en augmentant les infrastructures de transport collectif (trains, trams et bus en voie propre

- 25% des marchandises (en « tonnes x km ») en ferroviaire et fluvial en 2022 (contre 13% en 2008)

Dans ce cadre, les politiques des transports mobilisent plus de 54 Mds € par an de dépenses publiques :

Comme dans les autres domaines, les résultats sont très décevants au regard des enjeux et objectifs, mais à un degré encore plus important que pour la rénovation énergétique et les énergies renouvelables. En effet :

o   La modification des pratiques de voyage est 3 fois plus lente que prévue : la part des voyages en transport « collectif » est passée de 17% à 19% en 10 ans (~ 170 Mds voyageurs.km en train, métro, trams, cars et bus sur un total de 1000 Mds de voyageurs.km, dont 80% en voiture bilan 2019 p.131) ;

o   Le fret ferroviaire et fluvial a régressé depuis 10 ans (de 13% à 12% du fret total cumulant 360 Mds de tonnes.km dont 320 Mds par camions, bilan 2019). alors que sa part devait doubler ;

o   Les consommations des véhicules thermiques sont en hausse pour les véhicules neufs (+ 20% entre 2015 et 2020), alors qu’elles devaient baisser

 

Les « inversions » : quasiment rien pour le ferroviaire, sur-soutien du fret routier et malus dérisoires

Alors que l’objectif central des politiques du transport est d’augmenter la part du ferroviaire, les soutiens aux infrastructures privilégient toujours fortement le routier, malgré un réseau parmi les plus développés du monde (2 à 4 fois plus long que ceux des voisins européens et quasiment aussi long que le réseau du Canada) et des prix du pétrole au plus bas (jusqu’en 2021). En effet :

1. Les soutiens publics aux infrastructures ferroviaires sont quasi-nuls pour le renouvellement (0,3 sur 3,5 Mds € de dépenses/an de la SNCF) et en baisse pour le développement (Moins d’1 Md/an hors métros d’Ile de France contre plus de 2 Mds/an en 2005-2015). La qualité du réseau est donc toujours dégradée et sa taille a été réduite progressivement de 40 000 à 28 000 km (dont 2600 km de lignes à grandes vitesse et 1200 km de métros et trams, bilan 2019). De plus, le réseau ferré est principalement financé par ses usagers (notamment les grandes lignes), qui doivent payer une partie de sa construction et la quasi-totalité de son entretien-renouvellement, ainsi que les intérêts de la dette (~1,2 Md /an, Cour des comptes 2018) ;

2. A l’inverse, les soutiens aux infrastructures routières couvrent toujours 100% des coûts et font reposer la dette routière et ses intérêts sur l’Etat et non sur ses usagers (hors autoroutes concédées). En conséquence, après une très forte croissance durant la fin du 20ème siècle, le réseau routier se développe toujours de 10 000 km par an (sur 1,1 M de km existant), avec des investissements publics qui restent 10 fois plus élevés que pour le ferroviaire (plus de 16 Mds €/an contre moins de 2 Mds €/an), auxquelles s’ajoutent la prise en charge par l’Etat des intérêts de ces investissements (le total des intérêts ne semble pas avoir été estimé, mais il dépasse 1000 Mds € pour les seules dépenses engagées depuis 1960). Pourtant, malgré ces soutiens importants, l’état du réseau, historiquement de bonne qualité, est plutôt en dégradation.

S’agissant des voyageurs, les taxes sur les carburants pétroliers modèrent ce soutien important à la route (20 des 32 Mds de TICPE en 2019 sont payés par les voitures des particuliers), alors que les subventions aux services de transports collectifs (6 Mds par an pour les TER) rendent moins coûteux ces voyages de courte distance. Pour autant, la « longueur » 40 fois inférieure du réseau ferré reste un frein majeur, quel que soit le prix des billets ou des carburants. Malgré ce « boulet » historique, la plupart des projets ferroviaires prévus pour 2015-2025 ont été repoussés après 2030 depuis la pause décidée en 2013. Or ce sont les nouvelles LGV initiées dans les années 2000 qui ont relancé la part du ferroviaire (+7% en 2017) qui régressait depuis 2011 (après une augmentation dans les années 2000, également en lien avec de nouvelles LGV). De plus, c’est la forte rentabilité de ces LGV qui permet à la SNCF de financer seule le reste du réseau (voir la stratégie de confusion sur les « dépenses du TGV au dépend des trains du quotidien »).

Ce sous-investissement dans les infrastructures ferroviaires contraste également avec le soutien public massif de l’aérien (~ 9 Mds /an voir tableau), pourtant en concurrence directe avec le ferroviaire pour les moyennes distances. A l’inverse, les trajets en TGV ne bénéficient pas de soutien public, alors que les lignes aériennes concurrentes représentent plus de 80 M de voyages par an en France ou vers les pays frontaliers (soit davantage que les voyages en train équivalents de 500 à 1000 km).


Un soutien stratosphérique au fret routier long, pourtant fossile et surtout étranger

C’est pour le transport de marchandises (fret), que l’inversion des soutiens est la plus surprenante : alors que l’ensemble des évaluations d’impacts soulignent les bénéfices multiples du fret ferroviaire (en termes de pollution, de sécurité et d’emploi), en particulier pour les moyennes et longues distances, les soutiens au fret ferroviaire restent marginaux et très insuffisants de plusieurs points de vue : 

- Le fret ferroviaire bénéficie de moins de 200 M € de subventions par an (voire moins compte tenu de la surestimation par SNCF Réseau du coût « normal » du péage, CGEDD fret 2015) ;

- Les coûts de péages sont supérieurs à ceux des pays comparables (bilan comparé 2020), malgré un réseau nettement moins bien entretenu (« l’âge moyen » des infrastructures est par exemple 2 fois moins élevé en Allemagne, où la part du fret est 2 fois supérieure) ;

- La mauvaise qualité des infrastructures implique de nombreux problèmes de fiabilité  (par exemple les goulots d’étranglement à Lyon, Nîmes et Dijon et les lignes non électrifiées déjà soulignés dans les rapports du Sénat et du CGDD de 2010) ;

- Cette mauvaise qualité des infrastructures aggrave la mauvaise qualité des « sillons » : malgré une réservation souvent demandée plusieurs mois à l’avance, les trains de marchandises subissent 3 à 4 fois plus de problèmes de réservations que les trains de voyageurs (24% de sillons refusés ou précaires pour les marchandises contre 7% pour les trains de voyageurs

Cette « mauvaise qualité des sillons » constitue la principale différence de compétitivité rail/route par rapport à l’Allemagne, en combinaison avec la qualité du réseau (Benchmark fret 2013), l’ensemble expliquant la décroissance atypique du fret ferroviaire en France (CGEDD fret 2015) et sa part limitée (9% vs. 17% en moyenne UE, voire plus de 30% en Suède et en Suisse, Bilan fret 2019 et bilan comparé 2020) ;

A l’inverse, le fret routier bénéficie d’un réseau 40 fois plus important, nettement mieux entretenu et quasiment gratuit : totalement gratuit sur les routes, avec des péages réduits sur les autoroutes et avec la possibilité (pour le fret international) d’échapper aux taxes sur les carburants (qui sont très limitées dans certains pays voisins). De plus, le fret routier de longue distance bénéficie d’avantages salariaux et fiscaux, en recourant massivement à des salariés étrangers (40% des km en transit ou à l’intérieur du territoire) payés aux conditions de leur pays d’origine, alors que le transport ferroviaire emploie des salariés français.

Ainsi, les camions ne payent que 15% de la TICPE (~5 Mds sur 35 Mds €/an, voir URF 2019 p.124[1]) et 30% des péages (~3 des 10 Mds €/an Comptes concessions), alors que les + de 12 tonnes en longue distance occasionnent la grande majorité du coût des routes (Setra 2009), sans compter les autres coûts induits (sécurité, pollutions, gaz à effet de serre, etc.). Le fret routier de longue distance devrait donc normalement payer au moins la moitié de la TICPE (~17 des 35 Mds €/an[2]) et des péages (~6 des 11 Mds €/an), ce qui implique que l’avantage global accordé au fret routier est d’au moins 12+3 Mds/an. Soit nettement plus que la seule niche fiscale généralement mise en avant (1,5 Md €/an de réduction du gazole pour les camions à  hauteur de - 0,2 €/litre). Cet avantage « fiscalo-tarifaire » correspond à plus de 0,7 €/km (les + de 12 tonnes représentant ~70% des 35 Mds de poids lourds.km/an).




Ce soutien global massif au fret routier permet donc une forte réduction de son coût à la tonne/km pourtant « naturellement » plus élevé pour les longues distances, dans la mesure où les trains de fret peuvent charger +/- 1000  tonnes contre +/- 25 tonnes pour les semi-remorques. Compte tenu des autres avantages du routier (notamment la souplesse de réservation et l’absence de rupture de charge), ce moindre surcoût à la tonne lui permet d’être nettement plus compétitif dans la grande majorité des situations : 

Au final, cette politique « inversée » avantage doublement le fret routier de longue distance, pourtant fossile et en majorité étranger :

o   Le manque d’investissement dans les infrastructures ferroviaires réduit fortement la taille des marchés « accessibles » au ferroviaire, en accentuant les contraintes de disponibilité des sillons, de fiabilité des horaires et de ruptures de charge (transférer les marchandises sur un camion pour faire les derniers kms jusqu’à une usine ou un entrepôt) ;

o   Pour les transports de marchandise les plus planifiés à l’avance et adaptés au train (notamment la chimie, les grands travaux, l’acier et les céréales), l’avantage de coût naturel du fret ferroviaire est fortement limité par l’octroi aux camions d’infrastructures quasi gratuites, alors qu’ils sont responsables de la majorité des coûts d’entretien. Dans les cas fréquents où une rupture de charge est nécessaire, le ferroviaire devient alors plus coûteux, alors qu’il devrait être moitié moins cher...

 

Des malus dérisoires et d’autres incitations à la pollution « aisée »

En complément du report modal (de la route vers le fer ou le vélo), l’objectif des politiques de transport est de réduire la consommation des trajets en voiture, qui représentent aujourd’hui 80% des voyageurs.km et 60% des carburants (bilan 2019). Pourtant, les politiques « incitant » à l’achat de véhicules peu ou pas polluants sont là encore très limitées, alors que les malus sont dérisoires… et parfois compensés par des déductions fiscales : 

o   Les bonus « véhicules bas carbone » et les primes à la conversion peuvent dans certains cas être élevés (jusqu’à 11 000 € en cumul), mais restent insuffisants au regard des surcoûts des véhicules électriques. Ces surcoûts dépassent encore souvent 10 000 € après bonus et primes, alors que les gains de carburants dépassaient rarement 500 € par an (jusqu’à fin 2021). De plus, le déploiement des bornes de recharge rapide est très en retard : 53 000 « points » de recharges publiques étaient installés fin 2021 contre un objectif de 100 000, dont seulement 5% rechargent en moins de 30mn. Or cette faible disponibilité des recharges rapides constitue l’autre frein majeur à l’achat (France stratégie), notamment pour les ménages avec un seul véhicule. En conséquence, moins de 3% des véhicules neufs ont bénéficié d’un bonus « électrique » en 2019, contre plus de 40% en Norvège. Les ventes ont doublé en 2020 (en lien avec une surprime temporaire de 4000 €), mais concernent encore à 35% des entreprises.

o   Ce bonus a été élargi en 2020 aux hybrides rechargeables, malgré des émissions réelles 3 à 4 fois supérieures aux performances annoncées, en raison de leur autonomie électrique limitée (+- 50km) et de rares recharges par leurs utilisateurs, souvent aisés et/ou défrayés par leur employeur. En conséquence, ces modèles émettent davantage que certaines thermiques en raison du poids des batteries, ce qui biaise de manière croissante les données officielles sur les émissions de CO2 (dans la lignée du dieselgate, voir ci-dessous).

o   De l’autre côté, les malus concernent davantage de véhicules neufs (15 à 35% selon les années), mais sont en quasi-totalité inférieurs à 1000 € (Bilan CAS Auto et I4CE bonus-malus). Leur effet sur les décisions d’achat est donc marginal. Au global, la quasi-totalité des ventes n’est donc réellement impactée ni par le bonus, ni par le malus. Les véhicules polluants bénéficient même d’une part de marché en forte augmentation (notamment les SUV), ce qui a récemment fait exploser la consommation moyenne des véhicules neufs (Ademe car 2021) :

Comme si ce recul de 20 ans ne suffisait pas, le barème des malus  a récemment été réduit (le malus pour 153 g de CO2/km passe par exemple de 2000 à 400 € entre 2019 et mi-2020) afin de « compenser » la modification des méthodes de mesure des émissions qui a fait suite au dieselgate[3]. Par ailleurs, la « prime à la conversion » des véhicules anciens a été élargie à l’achat de véhicules d’occasion qui émettent moins de 130 g de CO2/km, ce qui a accentué les effets d’aubaine : 1000 € ne sont pas vraiment nécessaires pour les occasions de 2006, qui valent moins de 2000 € à l’Argus. Surtout, la majorité de cette prime a été utilisée pour acheter des modèles d’occasion dont les émissions sont 30% supérieures aux petites essences récentes… et très proches, voire parfois supérieures à celles des modèles plus anciens mis à la casse.

Autre mesure prévue, l’augmentation des fiscalités sur les carburants (14 Mds d’€/an hors TVA) était en réalité à visée budgétaire (de l’aveu même du gouvernement auprès de l’UE). Elle a été suspendue en 2019 suite à la crise des Gilets jaune, en raison de sa non-compensation pour les ménages modestes et contraints (d’effectuer de longues distances en voiture pour aller à leur travail). Ce choix de ne pas compenser cette nouvelle taxe carbone les actifs modestes était d’autant plus surprenante que les incitations (limitées) aux véhicules « propres » s’inscrivent dans un contexte fiscal à la fois favorable au carbone et « régressif » (= la redistribution va des moins aisés aux plus aisés). En particulier, la déduction des frais kilométriques de l’impôt sur le revenu compense les malus, mais uniquement pour les ménages aisés (IDDRI 2012). Plus globalement, cette déduction kilométrique subventionne l’allongement des trajets des 30% de ménages les plus aisés (pour plus d’1,5 Md € par an), alors que les 30% les moins aisés n’y ont pas droit et que les revenus moyens les plus concernés en profitent peu (IDDRI 2012 vulnérabilité). Malgré cette surcompensation pour les ménages aisés - étrangement peu débattue - une compensation pour les ménages moyens et modestes a donc été exclue, au profit de la baisse des cotisations et impôts sur les entreprises et les ménages aisés (voir le bilan des baisses de prélèvements). Ces politiques semblent pourtant éloignées, mais en réalité « tout est lié ».

Nous verrons dans un 4ème volet de cette série le détail des politiques « inversées » de l’agriculture, qui sont au cœur des enjeux de l’empreinte globale des consommations (en termes de gaz à effets de serre, mais également de pollutions diverses) et de l’abolition de facto des réglementations par les traités commerciaux.


[1] Les poids lourds ont versé 6,4 Mds de TICPE en 2018 (hors TVA déductible) à laquelle il faut déduire le remboursement partiel de 20 à 30% de cette TICPE

[2] Une moitié de la TICPE et des péages serait un minimum dans la mesure où les poids lourds représentent près de 60% du tonnage total de la circulation (avec 8% des vehicules.km pesant 20 à 30 tonnes en moyenne contre 1 à 2 tonnes pour les 92% autres véhicules.km légers et utilitaires) et encore davantage pour les autoroutes

[3] Les écarts entre émissions de CO2 « réelles » et « estimées » ont fortement augmenté, y compris sans trucage des logiciels, de +10% en 2000 à +40 à 50% en 2018, grâce aux « souplesses » et biais massifs des procédures de test en laboratoire, voir France Stratégie. La nouvelle norme WLTP, un peu plus réaliste, devrait augmenter d’environ 20% les émissions estimées (vs. l’ancienne norme NEDC)

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