vendredi 25 septembre 2020

Contrôles et justice : des moyens dérisoires et des sanctions « incitatives »

Les politiques de contrôle et de police-justice varient fortement selon les domaines (de la fraude fiscale aux infractions sanitaires en passant par les vols), mais une stratégie globale du gouvernement peut être identifiée. Celle-ci n’introduit pas de modifications majeures, mais accentue certaines tendances, déjà approfondies en 2007-2012 et un peu atténuées sous la présidence précédente : 

1.      La réduction des contrôles dans la plupart des domaines, qui s’accompagne parfois d’une promotion de l’« autocontrôle » (par les entreprises de leurs propres pratiques). Cette réduction des contrôles s’inscrit dans une réduction progressive des effectifs spécialisés (environ 15 000 ETP hors police-gendarmerie), qui doit être compensée par un meilleur ciblage des contrôles ;

2.      L’augmentation des écarts entre les différents types de peines : les peines financières (très limitées) contrastent avec les peines de prisons (en hausse), alors que les écarts s’accentuent entre les peines encourues et les peines effectives. Ces sanctions (administratives ou pénales) ne concernent toujours qu’une part minime des infractions (moins de 5%), celles-ci étant généralement peu détectées et peu poursuivies, compte tenu de moyens de police-justice relativement constants (~30 Mds/an, soit ~2% des dépenses publiques), mais toujours maintenus en forte pénurie.

 

Des écarts croissants entre objectifs affichés et effectivité des contrôles et des sanctions

La confrontation des évaluations disponibles sur les différentes politiques de contrôle et de sanction aux tendances des politiques actuelles illustre à l’extrême les incohérences entre les moyens effectifs et les objectifs affichés de certaines politiques publiques, ainsi que l’utilisation marginale des instruments coercitifs, y compris dans les domaines où les enjeux associés aux infractions sont majeurs. En effet :

  • Malgré l’importance des enjeux associés aux principales infractions, les moyens consacrés aux différents types de contrôles et leurs résultats sont en régression et/ou sont quasi-nuls. Les stratégies de meilleur « ciblage » (en général) et de développement de l’autocontrôle (dans certains cas) ne parviennent pas à compenser la quasi-absence de moyens dédiés ;
  • Dans la plupart des cas, et notamment lorsque les infractions permettent des gains importants, le peu d’infractions détectées aboutissent à des sanctions rares et souvent très inférieures aux gains frauduleux réalisés, devenant ainsi des politiques quasi « incitatives ».

Pourtant, nous verrons que les stratégies évaluées comme efficaces sont inverses : des contrôles fréquents, des enquêtes systématiques et des sanctions dissuasives permettent de réduire les infractions (et leurs conséquences négatives), tout en apportant des gains collectifs (+ 20 Mds d’euros/an en France si les sanctions étaient en moyenne 3 fois supérieures aux gains et dommages), permettant largement de financer la mise à niveau des moyens de police-justice (avec un besoin d’au moins + 6 Mds d’euros/an) et de mieux indemniser les victimes.

Des moyens de contrôle toujours plus réduits pour toujours moins de détection

Qu’il s’agisse des fraudes fiscales, du travail illégal, des infractions sanitaires ou des escroqueries de consommateurs, les moyens accordés aux contrôles et leurs résultats sont en régression et atteignent des niveaux particulièrement limités (voir tableau ci-dessous) :

ETP et couverture des contrôles (2018 et évolution depuis 2013)

 

ETP de contrôle

Couverture des contrôles

Fraudes fiscales

3800 (-10%)

~3,5% des entreprises par an (-50%)

Fraudes sociales

~700 (?)

~2% des entreprises par an (-20% ?)

Fraudes économiques

~ 2000 (-10%)

~6% des entreprises par an (-20%)

Infractions sanitaires

~ 8000 (en baisse)

Très variable (-5 à -20%)

Sources : Bilan PNLTI 2018, Cour des comptes 2019, Dgfip 2019, bilan DGCCRF, Sénat *Les autres types d’infractions (ex. vols et violences) font davantage l’objet de plaintes que de contrôles (voir plus bas)

Pour les fraudes fiscales, sociales et économiques en particulier, un « meilleur ciblage » des contrôles est supposé compenser la réduction des moyens humains et du nombre de contrôles (jusqu’à -30% de contrôle pour les fraudes économiques entre 2008 et 2018, Sénat). Mais les résultats de cette stratégie de « ciblage restreint » restent à un niveau limité (Dgfip 2018), malgré des enjeux majeurs en termes de cohésion sociale et de finances publiques (au moins 80 Mds d’euros/an, voir plus loin). Ainsi, les montants fiscaux mis en recouvrement sont passés d’environ 18 à 14 Milliards d’euros/an (avec des pénalités et dommages ne représentant qu’environ 20% des sommes dues, voir tableau ci-dessous), alors que les montants recouvrés oscillent entre 9 et 11 Mds d’euros/an. Ces montants recouvrés ont connu une forte diminution en 2017-2018 (contrairement aux affirmations du gouvernement), avant de remonter en 2019, en lien avec de nouvelles possibilités de recouvrement plus rapides mais avec des pénalités en forte baisse (Dgfip 2019).

Dans ce domaine fiscal, la situation en France contraste avec les montants recouvrés et leur croissance dans les pays voisins. En particulier, les montants effectivement récupérés sont 2 à 2,5 fois plus importants au Royaume-Uni et en Allemagne (Rapport fraudes 2019).

Par ailleurs, dans le domaine sanitaire en particulier, la sécurité repose de manière croissante sur l’autocontrôle des activités les plus risquées par les entreprises concernées. Pourtant, le développement de l’autocontrôle est caractérisé par des obligations partielles, peu contraignantes et le plus souvent non respectées, notamment par les grandes entreprises. Cela a notamment été le cas dans l’affaire Lactalis, soulignée par le rapport sur la sécurité alimentaire de la Cour des Comptes. Pour les petits abattoirs, la France demande même une modification des réglementations européenne afin de limiter le contrôle sanitaire de l’alimentation (pour ne plus avoir à garantir une présence permanente d’un contrôleur vétérinaire, obligation qui n’est pas respectée dans les 670 abattoirs de volailles et lapins, alors que cette présence est effective dans les 260 principaux abattoirs).

En complément de ces évolutions, les traités de libre-échange impliquent généralement des dérogations aux normes sanitaires (sauf « clauses miroirs » acceptées par les pays tiers) et une délocalisation des contrôles dans les pays exportateurs (contrairement à ce qu’a affirmé le gouvernement Le Monde CETA).

Enfin, pour les délits davantage « ordinaires », les plaintes devraient permettre de détecter la plupart des infractions réalisées. Pourtant, les plaintes ne couvrent toujours que 10 à 20% des infractions « directes », hormis dans les cas où des assurances sont mobilisables (cambriolage et vols de voiture principalement) : 

Des sanctions rares et le plus souvent « incitatives »

Dans un 2nd temps, dans les rares cas où les infractions sont signalées (par des victimes ou témoins) ou repérées (par des services de contrôle ou de police), les poursuites pénales restent également rares et les sanctions limitées.  

En effet, même pour les délits les plus signalés (atteintes « directes » aux biens et/ou aux personnes), les poursuites sont rares (~ 15% des 4,7 M d’affaires signalées, dont 4,2 M sont « traitées » et 0,6 M sont effectivement poursuivies, voir encart Annuaire Justice ci-dessous), notamment en raison de moyens d’enquêtes sous-dimensionnés. Les auteurs des infractions signalées ne sont donc généralement pas identifiés, hormis pour certains délits et crimes davantage dotés en moyens d’investigation (notamment les homicides et les délits routiers, ces derniers représentant 40% de l’ensemble des condamnations pénales).

Pour les infractions économiques, sanitaires ou environnementales, le faible taux de poursuite s’inscrit dans une politique pénale privilégiant les « transactions ». Cette modalité devant permettre de limiter l’ « encombrement des tribunaux » et de récupérer plus rapidement les gains frauduleux ou les indemnisations des dommages infligés. Par exemple, les affaires de pollution de l’eau, des sols ou de l’air (+ou- 10 000 par an) ne sont poursuivies que dans 15% des cas (Infostat 2015) et donnent généralement lieu à de simples rappels à la loi ou à des transactions. Les amendes sont donc rares et en moyenne de 4 000 euros pour des dommages et gains non précisés, mais généralement bien supérieurs au montant de l’amende. Une circulaire d’avril 2015 demande en effet de privilégier ces alternatives aux poursuites, dans un contexte de stagnation du nombre de magistrats, généralement très peu formés à ces contentieux (Barone 2018).

L’argument de l’« encombrement des tribunaux » s’appuie plus globalement sur l’existence de délais de justice (au pénal et au civil) dépassant en moyenne 2 ans en appel (3 à 6 fois plus que les pays comparables en dehors de l’Italie) et jusqu’à 5 ans en cas de cassation (chiffres-clés justice). Ces délais très longs s’expliquent principalement par le niveau particulièrement limité du budget de la justice judiciaire au regard des dépenses publiques totales (~ 3,3 Mds €/an, soit moins de 0,3% de l’ensemble des dépenses publiques) et des pays comparables (65 €/habitant contre environ 80€/habitant au Royaume-Uni et en Espagne et 120€/habitant en Allemagne, en Suède et au Pays-Bas, Rapport CEPEJ).

Enfin, pour les rares condamnations prononcées, les sanctions sont généralement très limitées : sur les +ou- 600 000 condamnations par an, seules 30% font l’objet d’une amende pénale (en moyenne de 465 euros dont moins de 5% au-delà de 800 euros, annuaire 2018) et la plupart des amendes prononcées sont extrêmement peu dissuasives (même en cumulant amendes administratives et judiciaires). Par exemple, une affaire de travail dissimulé utilisant plusieurs centaines de stagiaires pour occuper des emplois permanents de niveau « master » (PNLTI) s’est soldée avec 65 000 euros d’amendes, contre un gain frauduleux d’au moins 700 000 euros sur un an (450 stagiaires employés à plein temps pour un coût inférieur à 5000 euros par an contre plus de 20 000 euros hors cotisations sociales à ce niveau) et jusqu’à 3,5 M d’euros si la fraude était en place depuis 5 ans, soit une amende 10 à 50 fois moins élevée que le gain frauduleux !

Montants « récupérés » sur les gains et dommages des principales infractions

 

Recouvrements (dont amendes)

Estimation des gains et/ou dommages

Taux de recouvrement estimé

Fraudes fiscales

+-10 Mds/an

50 Mds/an*

17%

Fraudes sociales

0,5 Md/an

25 Mds/an

2%

Fraudes économiques

0,5 Md/an**

       > 5 Mds/an ?***

?

Vols et dégradations

0,2 Md/an ?

8 Mds/an

<1%

Total principales infractions

~ 11 Mds/an

> 90 Mds/an

~12%

 

Sources : Bilan PNLTI 2018, Cour comptes 2019, Dgfip 2019 * hors évasion fiscale **Fraudes à la concurrence principalement ***La fraude bancaire est estimé à 1 Md/an, mais les gains bien supérieurs de la fraude à la concurrence ne sont pas estimés

Y compris dans le cas des fraudes à la concurrence (ententes sur les prix et cartels), où les amendes sont les plus importantes (environ 450 M d’euros par an « prononcés » depuis 2009), les amendes administratives ne dépassent jamais les gains réalisés (moins de 30% en moyenne en UE dans les années 2000) et sont même quasi-inexistantes pour les entreprises ayant dénoncé le cartel.

Plus spécifiquement, pour les délits davantage « ordinaires » (vols et dégradations), les peines encourues (amendes et prison) sont relativement plus élevées, mais les amendes effectives restent très limitées et concernent une infime part des infractions (17 000 amendes pour atteintes aux biens sur plus de 2 M d’infractions par an et plus de 3 Mds d’euros/an de dommages pour les particuliers selon l’enquête CVS, auxquels s’ajoutent 5 Mds d’euros/an pour les collectivités).

Ainsi, en cumulant les différents types de recouvrements, amendes et indemnités, les montants récupérés par les administrations et victimes représente moins de 15% du montant estimé des différentes fraudes et infractions, soit un manque à gagner pour la collectivité d’au moins 80 Mds d’euros par an.


Comment rendre les fraudes et infractions moins systématiquement profitables ?

Devant de tels écarts entre les objectifs affichés et les moyens (humains et coercitifs) effectivement mis en œuvre, le potentiel d’amélioration est immense. La logique actuelle de « limiter les contrôles et les poursuites pour ne pas augmenter les coûts » de police-justice est largement infondée et très étrange. Dans d’autres pays et même dans certains domaines en France, les stratégies efficaces sont inverses : des contrôles fréquents, des enquêtes systématiques et des sanctions dissuasives permettent de réduire les infractions (et leurs conséquences négatives), tout en apportant des moyens pour financer les contrôles et indemniser les victimes. Cette stratégie a notamment été utilisée depuis longtemps pour les homicides (-40% depuis 1980) et plus récemment pour la sécurité routière (-60% de morts et blessés dans les années 2000) ou les vols de voitures (-70% depuis 2008, également en lien avec l’augmentation des freins techniques).

Mais pour avoir des résultats significatifs, les moyens humains et les modalités de sanction doivent être augmentés très massivement. En effet, le point de départ dans la plupart des domaines les plus stratégiques (en termes d’impacts financiers, sociaux et/ou sanitaires) est extrêmement bas. Alors que pour dissuader un fraudeur ou un voleur « important », cela nécessite qu’il anticipe au minimum :

o   Un contrôle au moins 1 fois par an et de manière opinée (et non tous les 10 à 15 ans, en étant parfois averti à l’avance) pour les fraudes « régulières » (ex. travail illégal) et des enquêtes systématiques suite à ces contrôles et aux plaintes et signalements transmis aux polices et parquets ;

o   Une sanction potentielle équivalente à 2 à 20 fois les dommages et gains réalisés grâce aux fraudes fiscales ou sociales, aux vols ou escroqueries ou encore aux infractions sanitaires rentables. La sanction étant plus importante selon le degré de récidive (comme actuellement), mais également selon la situation financière du condamné (voir la Norvège) et la difficulté de contrôle de son infraction.

Avec toujours aussi peu d’infractions identifiées et sanctionnées, la simple multiplication par 3 (en moyenne) des sanctions financières pourrait ainsi permettre de « récupérer » + 20 Mds d’euros de gain annuel pour la collectivité (contre moins de 12 Mds récupérés actuellement, voir tableau plus haut).  

Soit largement de quoi financer une augmentation massive des moyens de contrôle (+100%, soit +15 000 ETP de contrôleurs) et d’enquête (+50%, soit +40 000 ETP de police, notamment judiciaire) qui coûteraient environ + 4 Mds d’euros/an, auxquels s’ajouteraient environ 3 Mds d’euros/an pour doubler les moyens de la justice judiciaire et diviser au moins par deux l’« encombrement » des tribunaux.

La plupart de ces remboursements, amendes et indemnités seront relativement aisés à recouvrir auprès des grandes entreprises et des propriétaires immobiliers (via des saisies et confiscations), mais, pour les fraudeurs les plus organisés, des investigations approfondies devront être prévues, afin de saisir des patrimoines souvent dissimulés, comme cela se développe dans les luttes contre les marchands de sommeil et les trafiquants. En revanche, la plupart des dérogations liées aux traités de libre-échange et au travail détaché ne peuvent qu’être interdites, dans la mesure où leur contrôle est quasiment impossible et leurs impacts majeurs. En effet, certains traités délocalisent le contrôle des produits importés (voir plus haut) et le travail détaché connaît des fraudes de plus en plus difficiles à contrôler, notamment en raison de procédures nécessitant l’accord des Etats d’origine, de pénalités (encore une fois) limitées (Rapport travail détaché 2019) et de la sous déclaration systématique des heures effectives (impossible à contrôler dans la plupart des cas).

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