lundi 8 juin 2020

Supérieur et alternance : des effets de « vases communicants » renforcés ?

Depuis 2017, la stratégie « formations professionnelles et supérieures » du gouvernement est centrée sur les objectifs de « réduction de l’échec en licence » et de « développement de l’apprentissage », avec comme principales modifications des dispositifs existants :
          1.      La mise en place de nouvelles procédures de sélection pour l’entrée en licence, avec un classement des candidats selon leur maîtrise des « pré-requis » de la formation et un suivi des demandes et acceptations des formations via le logiciel « Parcoursup ». Cette nouvelle procédure visant à diminuer le taux d’échec en 1ère année de licence (estimé à 60%) ;
        2.      L’adoption de nouvelles régulations de l’apprentissage, dont notamment la libéralisation de  l’ouverture des Centres de Formation des Apprentis (précédemment autorisées par les Régions) et le relèvement de l’âge maximum de 26 à 30 ans, dans le but d’atteindre l’objectif de 500 000 apprentis (vs. 420 000 en 2017 auxquels s’ajoutent 240 000 contrats de professionnalisation en alternance).

Ces modifications s’inscrivent dans un contexte de forte croissance du nombre d’étudiants (+ 400 000 en 10 ans dont +60 000 en 2018) et d’une réduction progressive du « coût par étudiant » d’environ 10% sur 5 ans (Références statistiques), soit 3 Mds d’euros de réduction des dépenses publiques pour les formations supérieures initiales (sur ~ 25 Mds/an au total). Les dépenses publiques pour l’alternance (secondaire + supérieur) étant toujours d’environ 6 Mds/an pour l’apprentissage (dont 2 Mds/an d’aides aux employeurs) et 1,5 Mds/an pour les contrats de professionnalisation.
Des effets de « sélection » et de « concurrence » majeurs mais peu pris en compte
La confrontation des évaluations disponibles sur les parcours dans le supérieur et l’apprentissage à ces deux ensembles de mesures illustre d’une part l’importance des effets de « sélection » des « bénéficiaires » (pour améliorer de manière artificielle les résultats des politiques publiques) et d’autre part les problèmes d’ « incohérences externes » entre différentes politiques mises en œuvre dans un même domaine. En effet : 
o   Alors que l’échec en licence s’explique principalement par l’exclusion des bacheliers « fragiles » des filières courtes (BTS et IUT notamment) et/ou par leurs difficultés financières, les impacts de ces « sélections »n’ont pas été traités et une nouvelle sélection a été instaurée en licence, afin d’en limiter le taux d’échec « affiché » et de contenir l’augmentation des dépenses publiques du supérieur ; 
o     En parallèle, il est attendu que le développement de l’apprentissage améliore l’emploi des jeunes, alors que la relation est plutôt inverse : c’est davantage la croissance des secteurs employeurs qui permet de développer l’apprentissage, qui est par ailleurs concurrencé par d’autres formes d’alternance (les contrats de professionnalisation et les stages), moins utilisées dans les pays où l’apprentissage est le plus développé.

Pourtant, nous verrons que l’analyse des dispositifs ayant permis d’améliorer l’accès aux formations de qualité souligne davantage l’intérêt d’un accès sans sélection, mais bien accompagné et financé. Cela permettrait de concrétiser l’idée d’ « émancipation », en instaurant un droit global équivalent à la formation initiale et continue, alors que l’harmonisation des différentes formes d’alternance pourrait en améliorer fortement les impacts.

Une sélection qui augmentera les « succès » en licence, mais avec quels « effets pervers » ?
Hormis l’instauration d’accompagnements obligatoires dans certains cas, qui devraient permettre de réduire l’échec des étudiants « fragiles » (acceptés avec la modalité « oui si »), l’augmentation visée du taux de succès en licence est basé sur une très vieille « recette » : l’exclusion des profils au potentiel de succès le plus « limité », avec de nouveaux effets pervers particulièrement importants :
o    Parmi les 812 000 inscrits sur Parcoursup en 2018, plus de 200 000 ont abandonné la procédure avant la rentrée. Pourtant, les choix et les profils de ces « abandons » et « inactifs » n’ont pas été rendu public. Parmi eux, environ 80 000 n’ont reçu aucune proposition et 150 000 n’ont finalement pas accepté des formations non souhaitées. En 2019, environ 21% des bacheliers professionnels n’ont reçu aucune proposition, contre moins de 3% des bacheliers généraux (l’écart s’étant aggravé entre 2018 et 2019) et le nombre total d’inscrits n’ayant pas reçu ou accepté de propositions n’a pas été précisé ;


o    Les critères utilisés pour sélectionner les étudiants en 1ère année des formations « Parcoursup » (~240 000 en licence, 130 000 en BTS, 52 000 en IUT et 40 000 en Classe Préparatoire) ne sont pas rendus publics, ce qui accroît les soupçons de discriminations, notamment en lien avec le quartier ou le lycée d’origine, y compris par le défenseur des droits ou la cour des comptes ;
o    Avec ces différents « tris », le taux de succès en licence devrait donc augmenter, d’autant plus que cette sélection  entraîne une « auto-exclusion » de nombreux bacheliers aux diplômes ou notes les moins élevées (Le Monde 19 juillet). Ceux-ci demandent donc moins certaines licences, qui en accepteront donc d’autant moins et relèveront ainsi leur taux de réussite en première année…
Reste donc à savoir ce que feront ces « recalés » ou « auto-exclus » des licences et formations courtes de Parcoursup. Le volume de places dans l’enseignement supérieur public étant maintenu à un niveau inférieur aux demandes (voir plus bas), quelle part des bacheliers iront tenter leur chance dans des formations payantes (+ 100% en 15 ans) ? Combien accèderont tout de même à des licences, mais dans des domaines non souhaités? Et quelle part renoncera tout simplement à faire des études ?

Une augmentation des apprentis du supérieur accentuée par la réforme et une relation toujours inversée entre apprentissage et emploi
S’agissant de l’apprentissage, la possibilité d’y accéder entre 26 et 30 ans et l’ouverture de nouveaux CFA permettent déjà une augmentation « mécanique » du nombre d’apprentis. En effet, l’allongement de l’âge expérimenté dans sept régions expliquait déjà plus de 50%  de l’augmentation du nombre d’apprentis en 2017 (Dares 2018) et la croissance enregistrée en 2018 (+ 18 000) provient essentiellement des nouvelles places dans le supérieur (Depp 2019), comme celle de 2019 (~80% des +30 000 apprentis, Depp 2020).


De manière similaire, le contrat de professionnalisation (240 000 en 2017), l’« autre » voie en alternance (étrangement absente des débats publics), s’est principalement développé auprès des candidats de plus de 26 ans (1/4 des contrats en 2017) et grâce à des modalités (durées, rythmes…) adaptées aux spécificités des branches professionnelles (qui pilotent ces contrats). Ces deux types de contrats devenant davantage concurrents, les transferts entre modalités d’alternance s’accentuent : la hausse de l’apprentissage en 2019 (+16%) s’explique ainsi notamment par la réduction historique des contrats de professionnalisation (-7% en 2019, après +12,5% en 2018).
En revanche, à moyen terme, le nombre d’apprentis restera principalement déterminé par les évolutions de l’emploi. Celles-ci expliquent environ 80% des évolutions (surtout à la baisse) de l’apprentissage dans le secondaire en 2009-2014 (Insee 2017), car c’est principalement l’offre de contrats qui détermine les volumes d’apprentis. Par exemple, 40% des demandes d’apprentissage n’ont pas trouvé de contrat dans une expérimentation de 2011. En effet, les employeurs attendent un niveau d’activité minimum avant d’embaucher des apprentis compte tenu de leur coût (50% du Smic brut en moyenne, mais pour seulement +ou- 20h en entreprise, soit l’équivalent du Smic horaire).
Le développement du nombre d’apprentis depuis 2016 (du moins jusqu’à la crise économique de 2020) est donc rendu possible par le développement de l’emploi et est accentué par l’ouverture de places pour les plus âgés et dans le supérieur. Cette croissance accentue donc la tendance à long terme de sélection croissante de jeunes du supérieur et/ou qui ont le moins de problèmes d’insertion. Or cette tendance accentue le malentendu sur les « impacts » de l’apprentissage. En effet, le taux de chômage à 3 ans des apprentis est certes 2 fois inférieur à celui des diplômés « scolaires » du même niveau (hors ingénieurs), ce qui explique l’intérêt politique pour cette voie. Mais aucune étude ou expérience n’indique qu’une augmentation du nombre d’apprentis réduira globalement le chômage des jeunes. En effet :
1.      Ces différences d’ « insertion » s’expliquent en partie par l’alternance en soi, mais surtout par les profils des apprentis sélectionnés, moins défavorisés et davantage motivés (Céreq 2016 et Ceet 2017) ;
2.      De plus, les apprentis bénéficient pour 1/3 de recrutements « en interne », sans lesquels l’avantage auprès des employeurs est quasi nul selon de récents testings ;
3.      Surtout, le recrutement de jeunes « alternants » se fait en substitution de jeunes « scolaires » (jugés moins « employables » et/ou non déjà « testés ») et ne créé donc pas d’emploi « net » ;
En résumé, les apprentis sont davantage en emploi notamment parce qu’ils ont un profil déjà plus « employable » et c’est avant tout l’emploi qui impacte l’apprentissage plutôt que l’inverse.
Plus globalement, la diffusion de l’apprentissage aboutira même progressivement à réduire sa plus-value (c’est déjà le cas en Allemagne, Ceet 2017), comme cela est constaté pour les qualifications « supérieures » au niveau international (OCDE Educ 2010).


Pas de changement sur les principaux facteurs limitant les « accès » et les « succès »
Plus largement, ces 2 ensembles de stratégies n’impactent pas les principaux facteurs qui limitent les « accès » puis les « succès » dans les formations supérieures et l’apprentissage. Pour les formations supérieures, ce sont surtout les restrictions d’accès à certaines filières et les difficultés financières des étudiants qui expliquent les difficultés constatées :
o   Les bacheliers professionnels refusés en BTS et IUT représentent plus de 25% des décrocheurs en licence. En effet, sur les 180 000 bacs pro par an, seuls 40 000 ont accès à ces formations courtes, alors qu’au moins 60 000 souhaitaient y accéder (un tiers sans accès). Les refusés sont souvent ceux ayant les moins bonnes notes et constituent la majorité des 20 000 bacs pro contraints d’aller en licence, dont 95% en sortiront sans diplôme (sur 50 000 sortants sans diplôme du supérieur 7 ans après leur inscription). Pourtant, ces bacheliers « décrochent » 3 à 4 fois plus souvent en licence qu’en BTS, notamment en raison du faible encadrement à l’université (parfois même peu adapté pour une partie des « bons élèves » Céreq 2009). Ainsi, les étudiants refusés en BTS ou IUT ont 2 fois plus de chance d’être en échec en licence que ceux ayant choisi  d’aller en licence. Depuis 2018, des « quotas » (non précisés et variables selon les académies) semblent avoir permis d’augmenter l’accès aux BTS des bacs pro (de 30 à 35% des 136 000 entrants). Mais les données de 2019 ne sont pas comparables aux années précédentes (!) et le total des entrées en BTS a été réduit en 2019 (-2,3%) ;
o   Plus globalement, les places dans les BTS (+8% en 8 ans) et à l’université (+14%) ne suivent pas l’augmentation du nombre d’étudiants (+18%), ce qui implique donc un transfert des formations courtes (dont le coût est > à 10 000 euros/étudiant) vers les licences (dont le coût est < à 4000 euros/étudiant Budget p.24-25 et 87 hors IUT) et, au-delà, vers les formations privées non sélectives mais payantes, qui sont en forte croissance, notamment depuis 2017 :   

o   En complément, les systèmes de bourses, malgré un léger effet sur les inscriptions en Licence 1 et en Master (Fack & Grenet, Ined 2013), ne sont pas suffisants pour limiter les difficultés financières et le recours aux emplois parallèles des étudiants les plus modestes. Or ces freins « financiers » représentent plus de 30% des décrochages à l’université (Insee 2013 p.15-16), auxquels s’ajoutent de nombreux étudiants « fantômes » inscrits principalement pour pouvoir bénéficier des aides liées au statut d’étudiant, sans autre ressource ou dans l’attente d’un concours (estimés à 20% au Havre;
Enfin, s’agissant de l’alternance, les contrats d’apprentissage restent concurrencés par les contrats de professionnalisation (plus souples, malgré l’augmentation récente de la « souplesse » des durées de formation en apprentissage) et surtout par les stages. Ces derniers sont en effet une forme d’alternance « low cost », souvent 2 à 3 fois moins coûteuse pour les employeurs de jeunes en formation supérieure. En prenant en compte l’ensemble de ces formes d’alternance, le nombre de jeunes en alternance est en réalité globalement plus élevé en France qu’en Allemagne (où l’alternance est centrée sur des contrats d’apprentissage plus longs, moins subventionnés et surtout positionnés dans les services et le supérieur).

Pourquoi ne pas appliquer (au moins en partie) l’idée d’émancipation ?
L’accès à la formation supérieure étant très inégal (plus de 4 fois inférieur pour les enfants d’ouvriers que pour les enfants de cadres), principalement en raison des diverses sélections (dans les filières « courtes », par les entreprises ou par l’argent), pourquoi ne pas concrétiser l’idée d’« émancipation » et instaurer un droit équivalent à la formation supérieure et continue tout au long de sa vie ? Après le secondaire, toute formation devrait pouvoir être financée jusqu’à un plafond équivalent pour tout français, alors que les étudiants issus de milieux aisés bénéficient actuellement de 3 à 10 fois plus de dépenses publiques (voir étude Cerc/ Edhec 2008 + politiques de formation). En effet, les évaluations des différents dispositifs de formation indiquent que les rares cas où les moins qualifiés accèdent à des formations de qualité (en particulier le CIF, Bilan AN + Impact CIF), sont caractérisés par un ciblage de ces publics, une liberté de choix des formations et une rémunération minimum (maintien du salaire ou des allocations chômage).
Plusieurs modalités seraient envisageables pour ce « Crédit formation » global (voir Propositions ici), alors que l’amélioration des accès et des parcours en alternance pourrait notamment s’appuyer sur un alignement du statut des stagiaires (au moins 800 000 par an, Références statistiques) sur les autres types d’alternance. En effet, les stages relèvent généralement de l’emploi déguisé, avec des conséquences lourdes sur les droits (chômage et retraite) des jeunes concernés. Ils représentent donc une concurrence déloyale envers les autres formes d’alternance, et surtout envers les employeurs les plus honnêtes qui n’en abusent pas. Car les « leçons » du modèle allemand de l’apprentissage sont en réalité celles des effets vertueux de l’investissement des entreprises dans la formation de jeunes, qu’elles « gardent » ensuite plus souvent qu’en France, où beaucoup de stagiaires et d’autres alternants sont considérés comme de la main d’œuvre peu coûteuse, car peu rémunérée (stagiaires) ou massivement subventionnée (apprentis).

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